9
Samedi 1er octobre, 18 heures
Jenna s'arrêta au bas du perron de la maison des Llewellyn. Elle avait remonté à pied la longue allée qui y menait, et sa cheville lui faisait mal. Elle se trouva dans l'incapacité de gravir les quelques marches pour atteindre la porte. Ses pieds étaient comme enracinés, refusant de la porter plus avant. Il lui fallut bien admettre que cette hésitation n'était pas uniquement due à la douleur et qu'elle redoutait ce dîner.
Un dîner à la mémoire d'Adam.
Un rite qui survenait la semaine précédant l'anniversaire du « décès » de ce dernier. Elle n'avait jamais entendu les Llewellyn prononcer le mot « mort ». Ils préféraient employer le terme « décès ». Une sacrée forme de déni, comme aurait dit Casey, surtout chez Allison. Mais Jenna avait beau redouter ce dîner tous les ans, elle n'avait jamais trouvé le courage de dire non. C'était une coutume familiale, et les Llewellyn formaient sa seule famille.
Allez, Jenna... Va jusqu'à cette porte et qu'on en finisse avec cette corvée !
Mais ses pieds refusaient de lui obéir. Elle savait très bien comment allait se dérouler ce dîner — exactement de la même manière que celui de l'année précédente. Allison aurait fatalement sorti ses assiettes en porcelaine de Noritake et ses verres en cristal de Waterford. La table serait mise pour six convives alors qu'ils ne seraient que cinq : Allison et son mari Garrett, Charlie et Seth. Elle-même serait assise à côté de la chaise vide d'Adam, à la place qu'il avait toujours occupée de son vivant. Ils se donneraient la main pendant que Garrett réciterait solennellement le bénédicité.
Ce serait le premier moment pénible — devoir tendre le bras au-dessus de la place vide d'Adam pour prendre la main de Seth. Un rappel tellement physique de l'absence d'Adam...
Comme si elle avait besoin qu'on lui rappelle son absence. Comme si elle pouvait l'oublier. Cette obligation d'avoir à tendre le bras au-dessus de l'assiette superflue d'Adam ne faisait que rendre plus douloureux le souvenir de sa perte. Elle aurait voulu pouvoir se prêter le cœur léger à ce rite un peu désuet, mais elle en était incapable. Le prochain moment pénible surviendrait au moment du toast que chaque convive devait porter à la mémoire du disparu. Elle ne se souvenait pas de ce qu'elle avait dit l'année précédente. Elle n'en avait plus la moindre idée. Mais rien que d'y penser, elle en avait la nausée.
Elle leva un pied terriblement pesant pour le poser sur la première marche et sentit son estomac se nouer si fortement qu'elle tourna les talons et s'assit sur la marche. Dans cette position, elle pouvait voir la Jaguar, garée le long du trottoir. Les gens du garage avaient fait du bon travail : ils avaient déniché rapidement les pneus adéquats. Cette réparation avait été onéreuse, mais elle avait réglé la facture en s'estimant heureuse que la voiture soit prête pour ce dîner. Elle ne voulait pas ajouter de l'inquiétude, au sujet de la voiture d'Adam, aux angoisses mémorielles de la famille.
Elle entendit la porte s'ouvrir derrière elle, puis un cliquetis de bracelets — ceux de Charlie, la fille d'Allison — et sentit l'odeur du plat qui allait être servi. Ce serait forcément le plat préféré d'Adam, comme l'année précédente. Une autre coutume immuable, dans la famille Llewellyn : manger ensemble le mets préféré du défunt en son honneur. Ils célébraient ainsi le souvenir de la mère d'Adam en mangeant du foie de bœuf aux petits oignons et celui d'Adam avec des hamburgers en sauce réchauffés au four à micro-ondes.
Elle entendit le cliquetis se rapprocher jusqu'à ce que la jeune Charlie, âgée de onze ans, vînt s'asseoir à ses côtés sur les marches. La fillette croisa les bras, faisant tinter les bracelets qu'elle portait aux poignets.
— Salut, tante Jenna, dit-elle d'une voix outrancièrement mélancolique.
Charlie l'appelait « tante Jenna » depuis qu'elle avait six ans, et Jenna n'osait pas lui demander de l'appeler simplement « Jenna ».
— Pourquoi ce ton lugubre ? lui demanda-t-elle.
Elle avait posé la question tout en sachant que Charlie n'avait pas besoin d'avoir de véritable raison pour se montrer morose. C'était une préadolescente, une raison suffisante en soi.
— Je déteste les hamburgers en sauce ! grommela Charlie. Pourquoi est-ce qu'oncle Adam avait cette saloperie comme plat préféré ?
Jenna la regarda en souriant.
— Tu n'es pas au courant ?
Charlie pinça les lèvres.
— Si je le savais, je ne demanderais pas...
Jenna lui caressa affectueusement les cheveux, qu'elle avait courts.
— Ton oncle a choisi les hamburgers en sauce parce que ta mère est une cuisinière vraiment nulle... Et il s'est dit qu'une saloperie industrielle qu'il suffit de faire réchauffer au four à micro-ondes était certainement le seul plat qu'elle ne pouvait pas rater.
Elle se pencha vers elle et lui chuchota dans le creux de l'oreille :
— En fait, il préférait la cuisine chinoise bien épicée...
Un souvenir lui revint brutalement, si nettement qu'elle en eut le souffle coupé. Le minuscule appartement qu'ils partageaient après la fac... Adam, en pleine santé, assis sur leur lit, tenant d'une main un chop suey à emporter et de l'autre une paire de baguettes... Adam, vêtu de ses seules lunettes et arborant un grand sourire après qu'elle lui avait susurré une gentillesse... Elle pensait alors qu'il lui suffisait d'Adam à ses côtés pour être heureuse tout le reste de sa vie.
Un gloussement amusé de Charlie la ramena à la réalité. Adam était parti pour ne plus jamais revenir, et il appartenait au passé. Il fallait désormais qu'elle fasse sans lui. Il fallait désormais qu'elle apprenne à être heureuse malgré son absence.
— Il a vraiment dit ça sur maman ? demanda Charlie.
Jenna ravala la boule qui lui encombrait la gorge.
— Oui.
— Ça alors... Moi qui croyais être la seule à ne pas aimer ce qu'elle fait à manger !
Jenna s'efforça de chasser les émotions qui menaçaient de la submerger.
— C'est aussi mon cas, dit-elle en se levant. Mais ce dîner a une grande importance pour ta mère, alors allons-y.
Samedi 1er octobre, 19 heures
— Tu voulais me parler, papa ?
Victor Lutz leva les yeux du livre de comptes qu'il était en train de consulter. Rudy se tenait sur le seuil du bureau. Ses larges épaules occupaient toute l'embrasure de la porte. Rudy était un beau garçon. Incontestablement. Avec ses cheveux bruns, sa peau bronzée, sa mâchoire volontaire... Dieu merci, il avait hérité de son propre physique, se dit Victor. Dommage qu'il n'ait pas aussi hérité de son esprit...
— Oui, entre et assieds-toi. Ce sont tes amis que j'ai entendus dans l'entrée ?
Rudy s'affala dans l'un des luxueux fauteuils en cuir et répondit :
— Ouais... On doit aller au gymnase soulever quelques haltères.
Il cligna de l'œil en ajoutant :
— Il faut que je sois en forme pour le match de la semaine prochaine.
— Oui. Bonne idée... Mais il faut qu'on parle un peu de ton problème au lycée.
Le sourire de Rudy s'évanouit.
— Je croyais que tu avais tout réglé, dit-il.
— Blackman m'a promis que tu serais très vite réintégré dans l'équipe. Mais je ne suis pas certain qu'il tienne sa promesse.
— Alors, qu'est-ce qu'on va faire ?
Victor haussa les épaules.
— Ça va dépendre de ta prof de chimie et de son attachement à ses principes...
Rudy le regarda d'un air abruti et Victor déplora une fois encore que l'intelligence de son fils soit aussi peu vive que celle de sa mère. C'était une des raisons pour lesquelles il tenait à ce que son fils fasse carrière dans le football américain... Il jugeait fort improbable que son intellect le conduise très loin dans un autre domaine.
— Je pige pas, papa...
— Je vais être très clair, Rudy. Il paraît que les pneus de sa voiture ont été crevés hier...
Rudy sursauta dans son fauteuil.
— J'ai rien à voir là-dedans ! objecta-t-il. C'est les copains qui ont fait ça... Ils ont voulu me montrer qu'ils me soutenaient, c'est tout.
— Je n'en doute pas. Eh bien, c'est ce genre de représailles qui peut la faire changer d'avis et arranger ta note.
Rudy plissa les yeux, incertain d'avoir bien compris.
— Tu veux dire qu'on peut lui pourrir la vie ?
— Oui, vous pouvez lui « pourrir » la vie, comme tu dis. C'est une enseignante, pas très bien payée. Elle n'aura pas les moyens de tout remplacer. Dis à tes copains de continuer dans cette voie... Sans t'en mêler directement, surtout ! Et dis-leur de le faire discrètement.
Victor se cala sur son siège et dévisagea son fils.
— Tu comprends ce que ça veut dire, « discrètement » ?
Rudy se leva en souriant à pleines dents.
— Ça veut dire qu'il ne faut pas se faire attraper.
— Exactement.
Victor regarda son fils se diriger d'un pas nonchalant vers la porte. Ce grand gaillard était l'effronterie personnifiée.
— Rudy ! le rappela-t-il.
Le jeune homme se figea, la main sur la poignée de la porte.
— Quoi encore ? demanda-t-il d'une voix où se mêlaient l'ennui et l'insolence.
— N'en parle pas à ta mère, ni à Josh.
Nora était trop imprévisible. On ne savait pas comment elle pourrait réagir en apprenant un tel projet. Quant à Josh, il était parfaitement prévisible. Victor ne se faisait aucune illusion à son sujet : son autre fils était un crétin. Encore plus con que Rudy... Josh alerterait sans doute les flics, et les amis de Rudy se feraient prendre en flagrant délit. Les gens avaient du mal à croire que Josh et Rudy étaient frères. Ils étaient même faux jumeaux, même si personne ne pouvait s'en douter à première vue. Il se gardait bien d'évoquer publiquement cette gémellité. D'ailleurs, qui s'intéressait à ce pauvre Josh ? Le garçon avait eu le malheur d'hériter du physique de sa mère et de son intellect... Sa bêtise était aussi sidérante que ses capacités sportives étaient nulles. Pourtant, il avait autrefois montré quelques signes d'intelligence, qui s'étaient évaporés à l'approche de la puberté. A présent, c'est tout juste s'il était capable de se rappeler son propre nom. Il valait donc mieux le tenir à l'écart de toute affaire de la moindre importance.
— Comme si j'allais raconter quoi que ce soit à ce débile ! fit Rudy d'un air dédaigneux. Rassure-toi, ça risque pas d'arriver !
Mais, lorsque Rudy ouvrit la porte, Josh entra en trébuchant, rouge de confusion, et bredouilla une excuse.
Les poings de Victor se crispèrent sur son bureau. Il avait certainement tout entendu et allait tout répéter à Nora, à moins de l'enfermer dans la cave pour le restant de ses jours. Malheureusement, cette idée n'était qu'un fantasme — mais un fantasme qui revenait souvent dans l'esprit de Victor et qui le tentait prodigieusement.
— Eh bien, Josh ? Que veux-tu ?
Josh se redressa et s'efforça de reprendre contenance.
— C'est pas bien, faut pas faire ça ! La prof, c'est une gentille dame...
Rudy laissa échapper un grognement excédé.
— Tellement gentille qu'elle est en train de ruiner mes chances d'être repéré par un recruteur !
A la grande surprise de Victor, Josh le regarda droit dans les yeux en disant :
— Rudy a raté ses tests. Il n'a qu'à en assumer les conséquences et à se plier aux règles du lycée, comme les autres...
Il ne put en dire davantage car Rudy le plaqua sans ménagement contre le cadre de la porte en lui serrant la gorge de son bras puissant, le faisant décoller du sol et couiner de douleur.
— Je n'obéis pas aux mêmes règles que toi, minable ! Essaie de t'en souvenir !
Josh suffoquait, et Victor dit doucement :
— Lâche-le, Rudy.
Rudy s'exécuta et recula d'un pas en jetant un regard assassin à son frère. Puis il sortit de la pièce. Josh s'affaissa contre le cadre de la porte, haletant.
— Ne sois pas si bête, Josh, dit Victor calmement.
Et il se replongea dans son livre de comptes.
Samedi 1er octobre, 21 h 30
Steven referma derrière lui la porte de la salle d'interrogatoire n° 2 et vint se placer à côté de la substitut du procureur Liz Johnson. Celle-ci avait l'air de bien s'amuser.
— Excusez-moi de vous avoir traînée ici pour rien, Liz, dit-il.
Elle lui sourit.
— Il n'y a pas de mal. Ça valait le déplacement : vous l'avez bien cuisiné, ce Gerald Porter... J'ai l'impression que ses parents vont avoir une sérieuse explication avec lui, ce soir...
Steven s'adossa contre la vitre. De l'autre côté de la glace sans tain, M. Porter était en train de promettre à son fils de lui faire regretter amèrement tous ses péchés.
— Dommage qu'on ne puisse le coincer que pour usurpation d'identité, dit-il d'une voix lasse. Le serveur du bar où je l'ai trouvé n'avait pas remarqué qu'il lui avait présenté la carte d'identité d'un Mexicain de quarante-cinq ans...
Liz lui tapota gentiment l'épaule, comme elle l'avait si souvent fait dans le passé.
— Mme Porter a eu l'air d'apprécier très modérément que son fils ait plaqué Samantha parce qu'elle ne voulait pas coucher avec lui. Je crois qu'une punition suffisante l'attend à la maison...
— Oui, mais moi, ce que je cherche, c'est un suspect dans une affaire de meurtre, grommela Steven. Pas un adolescent submergé par ses hormones.
— Vous finirez par le trouver, votre suspect. Allez, venez... Je vous paie une bière.
Steven sourit et lui fit une bise sur la joue.
— Vous êtes gentille, Liz. Comment se fait-il que vous soyez restée célibataire ?
Elle haussa les épaules.
— Eh bien, pour commencer, je n'ai pas comme vous une tante Helen pour me choisir un bon parti. Et puis, je travaille trop pour aller draguer.
Steven soupira.
— Va pour une bière...
Samedi 1er octobre, 22 h 30
— Brave bête...
Jenna détacha la laisse du collier de Jim et lui caressa la tête, heureuse de pouvoir s'asseoir enfin.
Sa cheville l’élançait, elle avait un début de migraine et souffrait de brûlures à l'estomac. Maudissant les repas de famille et les hamburgers en sauce, elle se laissa tomber sur le canapé et soupira d'aise en sentant ses muscles se détendre. Un bain chaud aurait été préférable, mais il lui aurait fallu se lever, et elle n'en avait plus la force.
Le téléphone sonna et Jenna le regarda d'un œil sombre. Si c'était Allison... Mais elle se dit que c'était peut-être un étudiant contraint de travailler dans le télémarketing pour payer ses études, et elle répondit d'une voix cordiale.
— Allô ?
— Salut, Jen, comment ça s'est passé ?
C'était la voix de Casey, qui devait crier pour se faire entendre sur fond bruyant de musique de jazz.
— Pas trop mal. Si on excepte le tube de comprimés contre les brûlures d'estomac que je viens d'avaler...
Casey gloussa.
— Pauvre chou ! Quel bon petit plat vous avait mijoté Allison, ce soir ?
Jenna ne put réprimer une grimace.
— Des hamburgers en sauce... C'est une tradition familiale...
— Beurk ! Bon... Et maintenant que cette épreuve est passée, pourquoi ne viens-tu pas me rejoindre au Jazzie's ? Le groupe est super, ce soir.
— Je ne peux pas. J'ai trop mal au pied.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
Sachant que son amie apprendrait dès le lundi suivant que ses pneus avaient été lacérés, elle lui raconta sa soirée du vendredi aussi brièvement que possible, en se gardant une nouvelle fois de mentionner la lettre de menace.
— Steven m'a ramenée chez moi et voilà, dit-elle pour achever son récit laconique.
— Steven ?
Jenna sentit ses joues s'empourprer.
— C'est qui, Steven ? insista Casey.
— Personne.
Mais c'était trop tard. Casey n'allait pas lâcher prise.
— Enfin si... C'est le père de Brad Thatcher.
— Hum...
— Qu'est-ce que ça veut dire, « hum » ?
— Rien.
— Ça tombe bien, Casey, parce qu'il n'y a rien à en dire, justement...
Mais cette dénégation sonnait faux, elle en avait cruellement conscience.
— Ah bon ? Ce Steven n'est personne, donc ?
— Retourne à ton concert, Casey...
Casey éclata de rire.
— Comme tu veux, Jen. Mais je passerai te voir tout à l'heure, après le concert, et tu m'en diras plus de vive voix.
— Il n'y a rien à en dire de plus ! Et puis, j'ai l'intention de passer le reste de la soirée à mariner dans ma baignoire, puis de me coucher. Je te verrai lundi.
— Lundi ? Je croyais que tu avais besoin de mon pick-up pour la Journée des soins palliatifs. Ne me dis pas que tu as oublié !
— Si, j'avais complètement zappé...
Jenna intervenait bénévolement, avec son chien Jim, un dimanche par mois dans l'unité de soins palliatifs où Adam avait passé ses dernières semaines. Jim était un chien dressé à apporter du réconfort aux malades : il n'avait qu'à se laisser caresser en remuant la queue pour répandre un peu de joie et de mieux-être autour de lui.
La tâche de Jenna était un peu plus ardue : elle faisait la lecture aux malades et se substituait aux proches lorsque ces derniers avaient besoin de souffler un peu ou bien elle les réconfortait quand la fatigue et le chagrin devenaient insupportables. C'était sa manière à elle de donner une dimension positive à la mort d'Adam. Mais chaque fois qu'elle se portait ainsi volontaire, il lui fallait emprunter le pick-up de Casey car Jim était trop à l'étroit dans le coupé Jaguar.
— Tu ne peux pas venir demain matin plutôt ? demanda-t-elle.
— Si, je pourrais, mais j'ai trop hâte d'entendre la suite de l'histoire. Donc je viens après le concert.
— Il n'y a pas de suite de l'histoire, protesta Jenna.
— J'apporterai un pot de Rocky Road.
Jenna soupira. Casey ne renonçait jamais.
— Je n'ouvrirai pas la porte, même pour dix pots de Rocky Road, la prévint-elle.
— Pas de problème... J'ai la clé, tu te rappelles ?
Casey gloussa et ajouta :
— A tout à l'heure, Jen !
Jenna raccrocha et se calait contre le coussin du canapé lorsque le téléphone se remit à sonner.
Maudite Casey !
— Qu'est-ce que tu veux, encore ? fit-elle d'un ton sec en décrochant.
Mais le silence qui accueillit cette question la surprit et elle se redressa.
— Allô ?
— Allô, fit une voix féminine gênée. Puis-je parler à Jenna Marshall, s'il vous plaît ?
— C'est elle-même.
— Docteur Marshall, je suis la tante de Brad Thatcher... Sa grand-tante, en fait. J'espère que je ne vous appelle pas trop tard ?
— Bien sûr que non, madame... Excusez-moi, je n'ai pas retenu votre nom.
— Helen Barnett. J'ai essayé de vous joindre plus tôt, mais je suis tombée sur votre messagerie. C'était pour vous dire que j'ai votre serviette.
— Ma serviette ?
Quelle serviette ? De quoi cette femme parlait-elle ? Puis elle se souvint : Steven avait effectivement posé sa serviette sur la banquette arrière de sa Volvo, lorsqu'il l'avait raccompagnée chez elle. Steven, avec ses petites rides d'expression qui se formaient au coin de ses yeux lorsqu'il souriait. Avec sa gentillesse et la solidarité dont il avait fait preuve quand il l'avait aidée à déposer plainte. Elle se souvint aussi de la sensation qu'elle avait éprouvée lorsque leurs bras s'étaient frôlés, tandis qu'il l'aidait à gravir les marches jusqu'à son appartement.
— C'est bien votre serviette ? demanda Helen Barnett, la tirant de sa rêverie.
— Oui, madame, tout à fait. Excusez-moi, j'ai eu une longue journée. J'avais complètement oublié que j'avais laissé ma serviette dans la voiture de M. Thatcher. Est-ce que je peux passer la récupérer demain ?
— Mais bien sûr. Steven vous l'aurait volontiers rapportée lui-même, mais il est plongé dans une enquête très importante et il est débordé. Il va travailler tout le week-end...
— Je sais que M. Thatcher est très occupé, madame Barnett. Indiquez-moi seulement comment me rendre chez vous, je passerai demain dans l'après-midi...
Elle aurait largement le temps d'y passer avec Jim après la journée des soins palliatifs.
— C'est MlleBarnett, en fait, corrigea la tante de Steven. Vous pourriez venir entre 17 et 18 heures ?
Sa mission à l'hôpital se terminait à 16h30. C'était donc possible.
— Oui, tout à fait. Merci et à demain.
Elle raccrocha et regarda fixement le téléphone pendant une longue minute. Elle se sentait déçue, d'abord parce que Steven ne rapporterait pas lui-même la serviette et ensuite parce qu'il ne serait pas là quand elle irait la chercher chez lui. Deux regrets vraiment ridicules !
Pourtant, elle était vraiment déçue. Même s'il n'y avait aucune raison de l'être.
Oh si, il y en a des raisons, Jenna...
Elle détestait entendre cette petite voix narquoise en elle, qui avait si souvent raison.
Ce sont les taquineries de Casey qui m'influencent. Je me fais des idées, voilà tout.
Mais oui, bien sûr, ricana le mauvais génie.
— Toi, ferme-la ! dit-elle à haute voix.
Jim et Jean-Luc levèrent aussitôt la tête, en alerte.
— Non, pas vous, les chiens...
Elle consulta sa montre. Il allait s'écouler deux bonnes heures avant que Casey n'arrive avec son pot de Rocky Road. Heureusement, il en restait un peu depuis la dernière visite de Seth. Elle s'en contenterait en attendant que Casey apporte le ravitaillement.
Samedi 1er octobre, 22 h 45
— Pourquoi est-ce que tu ne l'as pas invitée à dîner ? demanda Matt quand Helen eut raccroché.
— Je craignais qu'elle refuse et je me suis fiée à mon intuition.
— Tu as eu les jetons, ouais ! Pas vrai, tantine ?
— Je n'ai jamais les jetons ! protesta Helen avec une dignité outragée.
Puis elle se renfrogna avant d'ajouter :
— Et arrête de m'appeler tantine ! Allez, du balai, maintenant ! J'ai des pommes de terre à éplucher pour demain.
Matt l'embrassa sur la joue et dit :
— Il faut que cette purée soit si épaisse que je puisse y planter mon couteau !
— Je sais, jeune homme.
Elle alla chercher son épluche-légumes dans le tiroir et le brandit devant le visage moqueur de l'adolescent.
— Ça fait quatre ans que je te fais de la purée..., dit-elle. Quatre ans...
— Il faudra que je demande à la prof de chimie de Brad si elle sait faire la purée, dit Matt pensivement. C'est un critère primordial.
Helen le repoussa d'un coup de torchon.
— N'y pense même pas. Je te préviens : à la moindre gaffe, je te pèle les fesses avec cet épluche-légumes !
— Tu es une femme vraiment effrayante, tantine.
— Oui ! Et tu ferais bien de t'en souvenir.